Sur l’épaississement des liquides …

Je l’avais promis, voici mon billet sur la fantastique publication du Pr Steele !

L’article s’intitule « Reference Values for Healthy Swallowing Across the Range From Thin to Extremely thick Liquids » par Steele et son équipe, il est paru dans le numéro du Journal of Speech, Language and Hearing Research de mai dernier.

Je ne vous cacherai pas mon admiration totale pour Catriona Steele. Elle dirige un laboratoire dédié aux troubles de la déglutition, le « Swallowing Rehabilitation Research Laboratory » au sein du Toronto Rehabilitation Institute. Malgré sa grande notoriété, elle reste très facile d’accès lors des congrès, répond avec patience aux questions qu’on peut lui poser via les réseaux sociaux et partage avec une belle générosité son travail de recherche avec des petites orthophonistes en quête de connaissance comme moi !

Je vous invite à consulter le site du laboratoire http://steeleswallowinglab.ca/srrl/

Mais revenons à cette publication qui ne fait pas moins de 25 pages qui est bien documentée et enrichie d’un appendice composé de nombreux tableaux et photos.

L’objectif principal de cette publication est de présenter un nouveau protocole : l’ASPEKT (Analysis of Swallowing Physiology : Events, Kinematics and Timing) : méthode d’analyse et de cotation standardisée des examens vidéofluoroscopiques en 8 étapes. Je ne détaillerai cependant pas l’ASPEKT car pour ma pratique d’orthophoniste en libéral qui ne réalise pas directement de VFSS (VideoFluoroscopy Swallowing Study), ce n’est pas cela qui m’a intéressé dans cette publication. Je vous expliquerai ce que cela m’a appris sur la physiologie de la déglutition chez les sujets sains.

Dans son introduction, le Pr Steele rappelle en quoi les techniques d’épaississement peuvent présenter un intérêt chez les patients dysphagiques : ralentissement du flux, meilleur contrôle du bolus, agrandissement de la fenêtre de fermeture du vestibule laryngé et par conséquent diminution du risque de pénétration-aspiration. Cependant, elle rappelle que des publications récentes ont montré que l’épaississement sacrifiait l’efficacité à la sécurité et que des liquides épaissis pouvaient générer des stases pharyngées. Elle évoque ensuite la mise en place de l’IDDSI, International Dysphagia Diet Standardisation Initiative, qui permet d’établir une standardisation des viscosités et consistances des aliments. Selon Steele, l’IDDSI a également permis de prendre conscience qu’il y avait un réel besoin de réaliser plus d’études concernant l’impact des adaptations alimentaires sur la déglutition des sujets sains et dysphagiques ; peu d’études existantes compareraient l’effet de la consistance des liquides sous VFSS et le cas échéant, elles impliquent uniquement deux types de textures différents. De plus, elle évoque la remise en question du protocole nord-américain « National Dysphagia Diet », qui n’aurait pas de fondation empirique et le fait que les techniques d’épaissement ont beaucoup évolué avec l’apparition des épaississants à base de gommes (ex : gomme de Xanthane) versus les agents épaississants tels que l’Agar-agar versus les produits à base d’amidon.

[à ceux et celles qui voudraient plus d’informations sur l’IDDSI : je vous invite à consulter le résultat du travail de traduction française par le groupe de travail de l’ERU 42 Laboratoire UNADREO de Recherche Clinique en Orthophonie piloté par V. Ruglio https://iddsi.org/wp-content/uploads/2018/03/1_IDDSI-Diagramme-descr-FrFR_2018.01.22_.pdf ]

L’étude de Steele et son équipe a été menée auprès de 40 sujets (20 hommes et 20 femmes) âgés en moyenne de 34 ans (de 21 à 58 ans) sans antécédents de dysphagie, de troubles de la parole, de problèmes gastro-œsophagiens, neurologiques, de sinusite ou d’agueusie. Puis les données ont été analysées au complet sur 38 participants (19 hommes et 19 femmes soient 570 bolus, 3 bolus pour chaque texture liquide – IDDSI 0, 1, 2, 3 et 4) et partiellement sur une femme (3 bolus pour chaque texture sauf IDDS 0). L’épaississant utilisé était à base de gomme de xanthane.

Ce que je retiens des résultats :

Le volume des gorgées n’était pas imposé aux participants et il a été mesuré. Les examinateurs n’ont procédé à aucune incitation à la déglutition laissant les sujets déglutir à leur guise à partir d’une tasse contenant 40 ml de solution faiblement barytée cependant pour les textures IDDSI 3 et 4, le produit était proposé avec une cuillère de 5ml. Il n’a pas été observé de différence significative entre les hommes et les femmes pour le volume des gorgées avec une moyenne de 10 à 14 ml par gorgée. Une tendance à la diminution du volume des gorgées a été observée avec l’épaissement des liquides (différence significative pour IDDSI 1 vs IDDSI 2 et IDDSI 3 vs IDDSI 4). Quelle que soit la consistance, 80% des bolus ont été déglutis en une seule fois avec un volume moyen par gorgée de 12,13 ml pour les liquides IDDS 0, 9,75ml pour les IDDSI 1, 9,58ml pour les IDDSI 2, 4,86 ml pour les IDDSI 3 et 5,15ml pour les IDDSI 4.  20% des sujets procédaient à des déglutitions multiples et aucun lien n’a été retrouvé entre la fréquence des déglutitions multiples et la consistance du bolus. 67% des participants n’ont présenté aucun signe de pénétration ou d’aspiration (Penetration Aspiration Scale (PAS) : Score <2), 10 sujets ont présenté une pénétration éjectée sur une seule texture (Score PAS 2), 1 participant sur 2 textures et 2 participants sur plus de 2 textures dont 1 sujet qui a présenté une pénétration laryngée sans expulsion (score PAS 5) sur la première gorgée d’IDDSI 0 et la première IDDSI 3. Globalement la tendance statistique des pénétrations laryngées est en faveur des liquides IDDSI 0.

Concernant la localisation du bolus, elle est très variable au moment du déclenchement de l’ascension hyoïdienne d’une gorgée à une autre et d’un sujet à un autre. Le bolus a souvent atteint l’espace valléculaire a minima dans la majorité des cas. Les 3 premières textures ont dans la majorité des cas atteint le SSO au moment de la fermeture du vestibule laryngé tandis que pour les dernières textures, le bolus était au niveau des sinus piriformes à cette même étape.

Les auteurs n’ont trouvé aucun effet de l’épaississement sur la localisation du point culminant de l’os hyoïde.

La durée de fermeture du vestibule laryngé (VL) a été mesurée pour tous les bolus sauf 3 et comparée à d’autres mesures. Elle est complète dans la majeure partie des cas.  Les auteurs ont constaté que l’ouverture du Sphincter Supérieur de l’œsophage (SSO) était antérieure ou concomitante à la fermeture du VL dans 78% des cas et postérieure dans 21% des cas. La fermeture du SSO est concomitante ou postérieure à l’arrêt de la fermeture du VL dans 84,5% des cas et antérieure dans 15,5%.

Concernant les analyses des durées en fonction des textures, les auteurs ont relevé que le déclenchement de la déglutition (ce que les auteurs appellent « swallow reaction time » comme décrit dans Humbert et al en 2018), qui correspond au temps écoulé entre le passage du bolus au niveau de la branche de la mandibule et le début de l’ascension hyoïdienne, est plus long pour les liquides IDDSI 3 et 4 comparés aux IDDSI 0,1 et 2.

Si les auteurs n’ont pas observé d’influence de la consistance sur le temps écoulé entre la progression hyoïdienne et l’ouverture du SSO, ils ont en revanche relevé un effet du volume du bolus ; plus le volume est important, plus ce temps est court. Enfin, l’ouverture du SSO est plus longue si le volume du bolus est plus important.

La contraction pharyngée maximale survient plus tôt si le bolus est plus épais.

La durée entre l’ascension hyoïdienne et la fermeture du vestibule laryngé s’est avérée plus courte pour les deux textures les plus épaisses. Il n’y a pas d’effet de la consistance sur la durée de la fermeture laryngée.

Une différence significative a été retrouvée pour la taille de la zone pharyngée au repos : elle est plus large chez les hommes que chez les femmes. Le pharynx aurait tendance à moins se contracter pour les IDDSI 1 et 2 par rapport aux IDDSI 3 et 4. Les résidus pharyngés étaient minimaux dans l’échantillon analysé, quel que soit la texture.

Enfin, d’après les observations relevées, dans la majorité des cas, les séquences pharyngées se succèdent selon l’enchaînement suivant sans effet de l’épaississement : passage du bolus au niveau de la branche mandibulaire, excursion hyoïdienne, ouverture du SSO, ouverture maximale du SSO, contraction pharyngée maximale, fermeture du SSO.

En conclusion, cette publication permet de donner des références sur l’effet des techniques d’épaississement des liquides sur la physiologie de la déglutition chez les sujets normaux. Par ailleurs, elle propose une méthodologie rigoureuse pour les études futures utilisant la VFSS. Une étude de la même qualité serait plus que précieuse concernant les patients dysphagiques.

A titre personnel, cette étude m’a confortée dans la conviction qu’il fallait rester humble et que la prescription systématique d’épaississement des liquides chez les patients dysphagiques ne me semble pas pertinente.

Pour lire l’article original, consulter les tableaux présentant les données et les annexes, c’est par ici -> https://pubs.asha.org/doi/pdf/10.1044/2019_JSLHR-S-18-0448

Un grand merci à Christèle V pour sa relecture efficace et bienveillante !

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